Il haussa les épaules et ajouta en français :
— Que voulez-vous ?
Je marchai à sa droite. Le soleil éclairait en plein son visage : Il était couvert d’un réseau de rides. Kellner avait au moins cinquante ans.
Il s’arrêta devant un garage et le fit ouvrir par le Hauptscharführer.
— Le camion-gazeur, dit-il en passant sa main gantée sur l’aile arrière.
— Vous voyez, reprit-il, le gaz d’échappement est capté par le tuyau et conduit à l’intérieur. Supposez maintenant que la Gestapo arrête une trentaine de partisans et les mette aimablement à ma disposition, le camion va les chercher, et quand il arrive ici, ils sont morts.
Il sourit.
— Vous comprenez, on fait d’une pierre deux coups, pour ainsi dire : L’essence sert à la fois au transport et au gazage. D’où…
Il fit un petit geste de la main :
— … Économie.
Il fit un signe, le Hauptscharführer ferma le garage, et on se remit à marcher.
— Remarquez, reprit-il, c’est là un procédé que je ne recommande à personne. Il n’est pas sûr. Au début, on ouvrait les portes du camion, on croyait recevoir des cadavres, mais les gens étaient seulement évanouis, et quand on les jetait dans les flammes, ils poussaient des cris.
Setzler fit un mouvement, et je dis :
— Herr Standartenführer, c’est à la coloration de la peau qu’on reconnaît que c’est fini : Ils sont blêmes avec une teinte rosée sur les pommettes.
— Le gazage, reprit Kellner d’un air imperceptiblement dédaigneux, ne m’intéresse pas. Comme je vous l’ai dit, je ne gaze les gens que pour avoir les corps. Seuls, les corps m’intéressent.
Un long bâtiment en parpaings apparut, flanqué d’une haute cheminée d’usine en briques rouges.
— C’est là, dit Kellner.
Il s’effaça devant la porte courtoisement. Le bâtiment était vide.
— Les fours, reprit-il, sont jumelés.
Il manœuvra lui-même la lourde porte métallique d’un des fours, et nous montra l’intérieur.
— La contenance est de trois corps, et le chauffage se fait au coke. De puissants ventilateurs amènent en peu de temps le feu à la température voulue.
Il referma la porte et je dis :
— Bitte, Herr Standartenführer, combien de fours faudrait-il pour brûler 2 000 unités en 24 heures ?
Il se mit à rire.
— 2 000 ! mein lieber Mann[120], mais vous voyez les choses en grand !
Il sortit un calepin et un porte-mine en or de sa poche et jeta rapidement quelques chiffres sur le papier.
— Huit fours jumelés.
Je jetai un coup d’œil à Setzler. Kellner reprit :
— Moi-même, je n’ai que deux fours jumelés.
Il leva son sourcil droit, son monocle tomba, il le rattrapa dans le creux de la main comme un prestidigitateur, et ajouta :
— Mais je ne les considère que comme des moyens auxiliaires.
— Bitte, dit-il.
Il remit son monocle et nous précéda. Je laissai Setzler passer devant moi, et je lui donnai une petite tape sur l’épaule.
La voiture du Standartenführer nous attendait devant la porte. Setzler monta à côté du chauffeur, et je m’installai, à la gauche de Kellner, sur le siège arrière.
L’odeur graisseuse et âcre devint plus forte. L’auto roulait vers un bouquet d’arbres d’où sortaient des volutes de fumée noire.
Kellner fit arrêter la voiture. Une aimable clairière s’ouvrait devant nous. Tout au fond, une épaisse fumée s’échappait de terre sur une cinquantaine de mètres environ. Dans la fumée, des silhouettes indistinctes de SS et de détenus s’agitaient. Quelquefois, des flammes émergeaient du sol et les silhouettes devenaient rouges. L’odeur était intolérable.
On approcha. La fumée et les flammes sortaient d’une large fosse où des corps nus des deux sexes étaient entassés. Sous l’effet des flammes, les corps se tordaient et se détendaient avec de brusques sursauts, comme s’ils avaient été en vie. Un grésillement de friture crépitait continuellement dans l’air avec une force inouïe. Les flammes, hautes et noires, dégageaient par moments une lumière rouge claire, vive et irréelle, comme un feu de Bengale. Sur le bord de la fosse, des monceaux de cadavres nus s’élevaient à intervalles réguliers, et les détenus du Sonder s’affairaient autour de ces monceaux. La fumée cachait en partie leurs gestes, mais de temps en temps, des deux côtés et sur toute la longueur de la fosse, des corps nus étaient projetés dans les airs, s’illuminaient brusquement et retombaient dans le feu.
À dix mètres de moi, je vis un Kapo[121] tourner la tête, sa bouche s’ouvrit toute grande, il devait hurler un ordre, mais je n’entendis rien, le grésillement de friture couvrait tout.
Le visage de Kellner était rougi par la lumière. Il tenait un mouchoir contre son nez.
— Venez ! hurla-t-il, la bouche presque collée à mon oreille.
Je le suivis. Il m’amena à l’extrémité de la fosse. À trois mètres environ, au-dessous de moi, un liquide épais bouillonnait dans un réservoir ménagé entre les parois de la fosse. Sa surface crevait constamment en cloques, et une fumée fétide s’en échappait. Un détenu fit descendre un seau au bout d’une corde, puisa dans le liquide, et remonta le seau.
— La graisse ! hurla Kellner à mon oreille.
D’où nous étions, je pouvais embrasser d’un coup d’œil toute l’étendue de la fosse. Les détenus autour de nous s’agitaient comme des déments. Un mouchoir, noué au-dessous des yeux, leur couvrait le nez et la bouche, de sorte qu’ils paraissaient être sans visage. Un peu plus loin, ils disparaissaient dans d’épaisses volutes de fumée, et les corps nus qu’ils projetaient dans la fosse paraissaient sortir du néant. Ils volaient de droite et de gauche sans arrêt, pirouettaient dans l’air comme des pantins, une lumière intense les éclairait brièvement par en dessous, ils retombaient, ils étaient comme escamotés par les flammes.
Un détenu s’approcha avec un seau, la corde se déroula, et le seau plongea de nouveau dans le liquide. Le grésillement était assourdissant.
— Venez ! hurla Kellner à mon oreille.
On regagna l’auto. Setzler nous attendait, appuyé contre la portière. En me voyant, il rectifia sa position.
— Excusez-moi, dit-il, je vous ai perdu dans la fumée.
On prit place dans la voiture. Il n’y eut pas un mot échangé. Kellner était immobile. Il se tenait très droit et son profil de médaille se détachait sur la vitre de l’auto.
— Vous voyez, dit-il en s’asseyant de nouveau derrière son bureau, le procédé est simple… mais il a fallu beaucoup tâtonner pour le mettre au point… En premier lieu, la fosse doit avoir… Comment dire ?… des dimensions optima.
Il leva son sourcil droit, son monocle tomba, il le rattrapa au vol, et se mit à le balancer entre le pouce et l’index.
— J’ai trouvé qu’une bonne fosse devait avoir 50 mètrès de long, 6 mètres de large, et 3 mètres de profondeur.
Il leva la main qui tenait le monocle :
— Second point, et qui m’a donné beaucoup de mal : La disposition des fagots et des corps. Vous comprenez, elle ne doit pas se faire au hasard. Voici comment je procède : Je mets une première couche de fagots sur le sol. Sur cette couche je place une centaine de corps, et – c’est là le point important, Sturmbannführer ! – entre les corps je place d’autres fagots. J’allume ensuite avec des chiffons imbibés de pétrole, et quand le feu est bien pris, et alors seulement, j’ajoute des fagots, je jette de nouveaux corps…
Il fit un petit geste de la main :
— Et ainsi de suite…
Il leva son monocle :
— Troisième point : La graisse.
Il me regarda.
— Vous devez savoir, reprit-il, qu’au début, la combustion était gênée par l’énorme quantité de graisse qui se dégageait des corps. J’ai cherché une solution…
Il eut un petit rire courtois :
— … et j’ai trouvé. Je donne une pente à la fosse, je perce des rigoles d’écoulement, et je récupère la graisse dans un réservoir.
Je dis :
— Herr Standartenführer, les détenus qui puisaient cette graisse dans les seaux…
Il eut un petit sourire de triomphe.
— Précisément.
Il mit ses deux mains à plat sur la table, et me regarda d’un air fin :
— Ils en arrosent les corps. C’est toute l’astuce. J’arrose les corps avec une partie de la graisse qu’ils dégagent… Pourquoi ?
Il leva la main droite :
— Beaucoup de graisse gêne la combustion, mais un peu de graisse l’active. Par temps de pluie, par exemple, l’arrosage est précieux.
Il ouvrit son étui en or, me le tendit, le tendit à Setzler, et nous donna du feu. Puis il prit une cigarette, éteignit son briquet, le ralluma, et présenta sa cigarette à la flamme.
Je dis :
— Herr Standartenführer, quel est le rendement par 24 heures d’une fosse de ce genre ?
Il eut un petit rire :
— Par 24 heures ! Mais vous voyez décidément les choses en grand !
Il me jeta un regard de côté, son visage redevint sérieux, et il reprit :
— Vous comprenez, le rendement par 24 heures ne se pose pas pour moi. Je n’ai jamais de telles quantités à traiter. Cependant, je puis vous dire mon rendement par heure. Il est de 300 à 340 unités ; 340 par temps sec, et 300 par temps de pluie.
Je fis le calcul et je dis :
— 8 000 corps par 24 heures !
— Je suppose.
— Naturellement, dis-je au bout d’un moment, la même fosse peut servir indéfiniment ?
— Naturellement.
Il y eut un silence, et je regardai Setzler.
La période de tâtonnements et d’angoisse était close. Je pouvais regarder l’avenir avec confiance. J’étais sûr désormais d’atteindre, et même de dépasser, le rendement prévu par le plan.
En ce qui me concernait, je pouvais presque me contenter des fours. En en prévoyant 32 pour l’ensemble des quatre grands établissements que je devais construire, je pouvais arriver à un rendement global de 8 000 corps par 24 heures, chiffre qui n’était inférieur que de 2 000 unités au « rendement de pointe » prévu par le Reichsführer. Une seule fosse auxiliaire, par conséquent, suffirait à brûler, le cas échéant, les 2 000 unités restantes.
À vrai dire, je n’aimais pas beaucoup les fosses. Le procédé me paraissait grossier, primitif, indigne d’une grande nation industrielle. J’avais conscience, en optant pour les fours, de choisir une solution plus moderne. Les fours avaient, de plus, l’avantage de garantir mieux le secret, puisque la crémation était effectuée, non pas en plein air, comme pour les fosses, mais à l’abri des vues. En outre, il m’avait paru souhaitable, dès le début, d’enfermer dans un même édifice tous les services nécessaires à l’action spéciale. Je tenais beaucoup à cette conception, et j’avais pu voir, par la réponse du Reichsführer, qu’elle l’avait également séduit. Il y avait, en fait, quelque chose de satisfaisant pour l’esprit dans la pensée qu’à partir du moment où les portes du vestiaire se refermeraient sur un convoi de 2 000 juifs jusqu’au moment où ces juifs seraient réduits en cendres, toute l’opération se déroulerait, sans heurt, dans un même lieu.
En creusant davantage cette idée, je vis qu’il fallait, comme dans une usine, mettre en place une chaîne continue qui conduirait les personnes à traiter, du vestiaire à la chambre à gaz, et de la chambre à gaz aux fours, dans un minimun de temps. Comme la chambre à gaz était souterraine, et que la chambre des fours devait être située à l’étage supérieur, je conclus que le transport des corps, de celle-là à celle-ci, n’était concevable que par des moyens mécaniques. On imaginait mal, en effet, les hommes du Sonderkommando[122] traînant plusieurs centaines de corps par un escalier, ou même par un plan incliné. La perte de temps serait énorme. Je remaniai donc mon plan primitif, et je décidai d’y ménager les emplacements nécessaires à quatre puissants ascenseurs, chacun d’une contenance de 25 corps environ. Je calculai que de cette façon, il faudrait seulement 20 voyages pour évacuer les 2 000 corps de la chambre à gaz. Ce dispositif devrait être complété, à l’étage au-dessus, par des chariots, qui prendraient livraison des corps à la sortie des ascenseurs, et les mèneraient jusqu’aux fours.
Mon plan étant ainsi modifié, je rédigeai un nouveau rapport pour le Reichsführer. L’Obersturmbannführer Wulfslang servit, une fois de plus, d’intermédiaire, et 48 heures plus tard, m’apporta la réponse d’Himmler : Mon plan était intégralement accepté, des crédits importants m’étaient ouverts, et je pouvais me considérer comme prioritaire pour tous les matériaux de construction.
La note du Reichsführer ajoutait que deux des quatre établissements devaient être en état de fonctionner « au plus tard le 15 juillet 1942 », les deux autres, au 31 décembre de la même année. J’avais donc un peu moins d’un an pour mener à bien la première tranche des travaux.
J’ouvris immédiatement les chantiers. En même temps, les deux installations provisoires de Birkenau continuèrent à fonctionner sous la direction de Setzler, et je lui confiai également le soin de rouvrir les anciennes fosses et d’en brûler les occupants.
L’odeur nauséabonde, que nous avions respirée à Culmhof, s’étendit aussitôt sur le camp tout entier, et je remarquai qu’elle était perceptible, même lorsque le vent soufflait de l’ouest. Quand il soufflait de l’est, elle se répandait plus loin encore, jusqu’au bourg d’Auschwitz, et au-delà même, jusqu’à Bobitz. Je fis circuler le bruit qu’une usine de tannerie s’était montée dans la région, et que c’était d’elle que provenaient ces exhalaisons. Mais je n’avais guère d’illusion à me faire sur le succès de cette légende. Le relent des peaux en décomposition n’avait vraiment rien de commun avec la puanteur de graillon, de chair brûlée et de cheveux roussis qui se dégageait des fosses. Je réfléchis avec inquiétude que ce serait pis encore, quand les hauts fourneaux de mes quatre crématoires géants cracheraient, sur toute la région, 24 heures sur 24, leur fumée pestilentielle.
Cependant, je n’avais guère de temps à perdre à ces considérations. J’étais constamment sur les chantiers, et Elsie recommençait à se plaindre de ne plus me voir à la maison. Et en effet, j’en partais à 7 heures le matin, et n’en revenait qu’à 10 ou 11 heures du soir pour me jeter aussitôt sur le lit de camp de mon bureau, et m’endormir.
Ces efforts portèrent leur fruit. Noël 41 approchait, et le gros œuvre des deux bâtisses était déjà assez avancé pour me laisser bon espoir de les finir à temps. Cependant, je ne relâchais pas mon effort, et au milieu de tous les soucis que me donnaient l’extension continuelle des deux Lagers, l’arrivée quasi quotidienne de nouveaux transports, et la discipline des Allgemeine SS (qui me faisaient regretter de plus en plus mes splendides « Têtes de mort » d’autrefois), je trouvais chaque jour le temps de faire plusieurs apparitions sur le chantier.
Au début décembre, un de mes Lagerführer de Birkenau, le Hauptsturmführer[123] Hageman, demanda à me parler. Je le fis aussitôt entrer. Il me salua et je le fis asseoir. Sa face rouge et lunaire exprimait l’embarras.
— Herr Sturmbannführer, dit-il de sa voix essoufflée, j’ai quelque chose… à vous dire… concernant Setzler…
Je répétai :
— Setzler ?
J’avais marqué de la surprise, et Hageman eut l’air encore plus mal à l’aise.
— Précisément, Herr Sturmbannführer… Étant donné… que l’Obersturmführer Setzler n’est pas sous mes ordres… mais directement sous les vôtres… peut-être, en effet… serait-il plus correct…
Il fit mine de se lever.
— Est-ce une question de service ?
— Certainement, Herr Sturmbannführer.
— Dans ce cas, vous n’avez pas de scrupule à avoir.
— Certainement, Herr Sturmbannführer, c’est ce que je me suis dit, finalement… D’un autre côté, c’est assez délicat… Setzler (il souffla plus fort) est un ami personnel… J’apprécie beaucoup ses qualités d’artiste…
Je dis sèchement :
— Cela n’entre pas en ligne de compte. Si Setzler a commis une faute, votre devoir est de me la faire connaître…
— C’est ce que je me suis dit, Herr Sturmbannführer, dit Hageman.
Et il eut l’air un peu soulagé.
— Naturellement, reprit-il, je ne blâme pas personnellement Setzler… Il a un service très dur, et j’imagine qu’il a besoin de l’égayer… Mais pourtant, c’est une faute… Vis-à-vis des hommes c’est certainement… Comment dirais-je ?… une grave faute de dignité… Bien entendu, de la part d’un simple Scharführer, cela n’aurait pas tellement d’importance… mais chez un Off-i-cier !…
Il leva les deux mains, son visage lunaire eut un air important et choqué, et il dit tout d’une traite :
— C’est pourquoi j’ai pensé qu’il était correct, finalement…
— Eh bien ? dis-je avec impatience.
Hageman passa son gros doigt boudiné à l’intérieur de son col, et regarda dans la direction de la fenêtre :
— J’ai entendu dire… Naturellement, Herr Sturmbannführer, je ne me suis pas permis de… me livrer à une enquête sans votre permission… Setzler n’étant pas sous mes ordres… Cependant, vous comprenez, je n’ai aucun doute… quant à moi…
— Bref, souffla-t-il, voici les faits. Quand un convoi se déshabille devant l’installation provisoire… Setzler… Naturellement, il est là pour les besoins du service… Il n’y a rien à redire à cela…, Bref, il fait mettre à part… une jeune fille juive… la plus jolie généralement… et quand tout le convoi est entré… il entraîne la jeune fille… la fille est nue, remarquez bien… ce qui rend la chose encore moins correcte… Il l’entraîne dans une pièce à part… et là…
Il passa de nouveau son doigt à l’intérieur de son col.
— … là, il l’attache… par les poignets, à deux cordes qu’il a fait fixer au plafond… J’ai vu les cordes, Herr Sturmbannführer… Bref, la fille est nue, les poignets attachés aux cordes… et Setzler tire dessus à coups de pistolet… Bien entendu, tous les SS sont au courant…
Il souffla d’un air choqué et malheureux.
— … Ils entendent les cris de la fille et les coups de feu… Et Setzler prend tout son temps, pour ainsi dire…
Hageman souffla.
— à la rigueur, vous comprenez, de la part d’un simple Seharführer…
J’appuyai sur un des boutons de mon standard, je décrochai l’écouteur et je dis :
— C’est vous, Setzler ? J’ai a vous parler.
Hageman se leva d’un bond, la consternation peinte sur son visage lunaire.
— Herr Sturmbannführer, est-ce que je dois vraiment… devant lui…
Je dis doucement :
— Vous pouvez vous retirer, Hageman.
Il salua hâtivement et sortit. Une minute s’écoula, et on frappa à la porte. Je criai : « Entrez ! » Setzler apparut, referma la porte et salua. Je le regardai fixement, et son crâne chauve se mit à rougir.
Je dis sèchement :
— Écoutez, Setzler, je ne vous fais pas de reproches, et je ne vous demande pas d’explications. Mais quand vous êtes en service à l’Installation provisoire, je vous demande, sauf en cas de révolte, de ne pas utiliser votre pistolet.
La couleur quitta son visage.
— Herr Sturmbannführer…
— Je ne vous demande pas d’explications, Setzler. Je considère simplement la pratique en question comme incompatible avec votre dignité d’officier, je vous donne l’ordre d’y mettre fin, et c’est tout.
Setzler passa sa longue main maigre sur son crâne, et dit d’une voix basse et sans timbre :
— C’est pour ne pas entendre les cris des autres que je fais ça.
Il pencha la tête en avant, et ajouta d’un air de honte :
— Je n’en puis plus.
Je me levai. Je ne savais que penser.
Setzler reprit :
— Mais c’est surtout cette abominable odeur de chair brûlée. Je l’ai continuellement sur moi. Même la nuit. Quand je me réveille, il me semble que mon oreiller empeste. Bien entendu, ce n’est qu’une illusion…
Il releva la tête et dit avec un brusque éclat de voix :
— Et les cris ! Dès qu’on jette les cristaux… Et les coups contre les murs !… Je ne pouvais pas supporter ça… Il fallait que je fasse quelque chose.
Je regardais Setzler. Je ne le comprenais pas. À mon avis, sa conduite n’était qu’un tissu de contradictions.
Je dis d’un ton patient :
— Ecoutez, Setzler, vous seriez seulement Scharführer… Mais comprenez donc, vous êtes officier, c’est inacceptable, les hommes en parlent sûrement entre eux…
Je détournai la tête et ajoutai avec gêne :
— … si encore la fille était habillée…
Sa voix s’éleva brusquement :
— Mais vous ne comprenez pas, Herr Sturmbannführer… Je ne peux pas rester là, simplement, à les écouter hurler…
Je dis sèchement :
— Il n’y a rien à comprendre. Vous ne devez pas faire ça.
Setzler rectifia la position, se redressa et dit d’une voix plus ferme :
— Est-ce un ordre, Herr Sturmbannführer ?
— Certainement.
Il y eut un silence. Setzler était immobile au garde à vous, le visage rigide.
— Herr Sturmbannführer, dit-il d’une voix neutre et officielle, je vous demanderais de bien vouloir transmettre au Reichsführer ma demande d’affectation à une unité du front.
J’étais stupéfait. Je détournai vivement les yeux et m’assis. Je pris mon stylo et je traçai quelques croix sur mon bloc-notes. Au bout d’un moment, je relevai la tête et je fixai Setzler :
— Y a-t-il un rapport entre l’ordre que je viens de vous donner et la demande d’affectation que vous comptez me présenter ?
Ses yeux glissèrent sur moi, se fichèrent sur la lampe de mon bureau, et il dit à voix basse :
— Ja.
Je posai mon stylo :
— Il va sans dire que je maintiens mon ordre.
Je le fixai.
— Quant à votre demande d’affectation, c’est mon devoir de la transmettre, mais je ne vous cache pas que je la transmettrai avec avis défavorable.
Setzler fit un mouvement et je levai la main :
— Setzler, vous avez été avec moi, dans toute cette affaire, dès le début. Vous seul ici, à part moi, avez la compétence nécessaire pour diriger l’Installation provisoire. Si vous partiez, il faudrait que je dresse personnellement un autre officier, que je l’instruise…
Je repris avec force :
— Je n’en ai pas le temps. Je dois me consacrer entièrement aux chantiers jusqu’en juillet.
Je me levai :
— D’ici là vous m’êtes indispensable.
Il y eut un silence et j’ajoutai :
— à cette date, si la guerre dure encore – ce qui d’ailleurs ne me paraît pas probable – vous pourrez faire une demande. Je l’appuierai.
Je me tus. Setzler était immobile, le visage rigide et glacé. Au bout d’un moment, je repris :
— C’est tout.
Il salua avec raideur, pivota réglementairement et sortit.
Quelques minutes après, Hageman apparut, rouge, lunaire, essouflé[L5] . Il me donna des papiers à signer. Les papiers n’avaient rien d’urgent. Je pris mon stylo et je dis :
— Il n’a pas nié.
Hageman me regarda et son visage s’épanouit.
— Naturellement… c’est un homme si franc… si loyal…
— Mais il a pris la chose très à cœur.
— Ach ! Vraiment ! dit-il d’un air étonné, vraiment !… Mais c’est un artiste, nicht wahr ? C’est même peut-être ce qui explique…
Il me regarda en soufflant.
— Si je puis exprimer une hypothèse… Herr Sturmbannführer… Certainement, c’est un artiste, c’est ce qui explique tout…
Il eut un air pieux et choqué.
— Quand on y pense !… Un off-i-cier, Herr Sturmbannführer ! Quelle incroyable fantaisie ! C’est un artiste, voilà la raison…
— Et remarquez bien, Herr Sturmbannführer, reprit-il en levant ses mains grasses d’un air de triomphe, il « a pris la chose très à cœur »… comme vous avez bien voulu remarquer… Er ist eben Künstler… [124]
Je recapuchonnai mon stylo.
— Hageman, je compte sur vous pour que l’affaire ne s’ébruite pas.
— Bien entendu.
Je me levai, je pris ma casquette et je partis inspecter les chantiers.
L’Obersturmführer Pick se porta à ma rencontre. C’était un petit homme brun, calme et froid.
Je lui rendis son salut.
— Avez-vous procédé aux sondages parmi les détenus ?
— Jawohl, Herr Sturmbannführer. Il en est bien comme vous pensiez. Ils n’ont aucune idée de la destination de l’ouvrage.
— Les SS ?
— Ils pensent qu’il s’agit d’abris anti-aériens. Ils appellent les deux établissements des « Bunkers », ou encore, comme ils sont identiques, les « Bunker jumeaux ».
— C’est une très bonne idée. Nous les appellerons ainsi désormais.
Pick reprit au bout d’un moment :
— Un petit ennui, Herr Sturmbannführer. Sur le plan, les quatre grands ascenseurs qui amènent les gens de la « Salle de douches » aboutissent à une grande salle – la future salle des fours. Et cette salle, évidemment, ne comporte pas d’issue. Un des architectes s’en est étonné. Bien entendu, il ne sait pas que cette salle doit comporter des fours, et que c’est par là…
Pick eut un demi-sourire :
— … que les gens sortiront.
Je dis au bout d’un moment :
— Que lui avez-vous répondu ?
— Que je ne comprenais pas non plus, mais que c’était les ordres.
J’inclinai la tête, je lançai à Pick un regard significatif, et je dis :
— Si cet architecte pose encore des questions, n’oubliez pas de me le signaler.
Pick me rendit mon regard, et je m’approchai des chantiers. On était en train de couler les cheminées en béton qui mettaient en communication les chambres à gaz souterraines avec l’air libre.
Ces cheminées devaient déboucher dans la cour intérieure de l’établissement et recevoir une calotte hermétique. Dans ma pensée, voici comment les choses devaient se passer : Une fois les détenus enfermés dans la chambre à gaz, les préposés SS se rendaient dans la cour avec les boîtes de Giftgas, mettaient leurs masques à gaz, ouvraient les boîtes, dévissaient les calottes des cheminées, déversaient les cristaux à l’intérieur, et revissaient les calottes.
Après cela, il ne leur restait plus qu’à ôter leurs masques, et à fumer une cigarette, s’ils le désiraient.
— L’ennui, dit Pick, c’est que les cristaux seront jetés à même le sol. Vous vous rappelez certainement, Herr Sturmbannführer, que l’Obersturmführer Setzler s’en est plaint pour l’Installation provisoire.
— Je me souviens.
— La conséquence, c’est que les gens, atteints par les vapeurs, s’écroulent sur les cristaux, et le gaz se dégage moins bien.
— C’est exact.
Il y eut un silence, Pick rectifia légèrement sa position, et dit :
— Herr Sturmbannführer, puis-je présenter une suggestion ?
— Certainement.
— On pourrait prolonger les cheminées par des colonnes de tôle perforée qui prendraient appui sur le sol des chambres à gaz. De cette façon, les cristaux, jetés par les cheminées, tomberaient à l’intérieur des colonnes, et les vapeurs de gaz se dégageraient par les trous de la tôle. Elles ne seraient donc plus contrariées par l’amoncellement des corps. Je vois deux avantages à ce dispositif. Primo : Accélération du gazage. Secundo : Économie de cristaux.
Je réfléchis et je dis :
— Votre idée me paraît excellente. Demandez à Setzler d’expérimenter ce dispositif dans une des deux salles de l’Installation provisoire, l’autre restant inchangée. Cela nous permettra, par comparaison, de chiffrer l’économie de cristaux et le gain de temps.
— Jawohl, Herr Sturmbannführer.
— Il va sans dire que si l’économie est appréciable, nous adopterons votre dispositif pour les Bunkers.
Je regardai Pick. Il était un peu plus petit que moi. Il ne parlait que lorsqu’on lui adressait la parole. Il était calme, correct, positif. Peut-être n’avais-je pas apprécié Pick tout à fait à sa valeur jusqu’ici.
Je dis au bout d’un moment :
— Que faites-vous pour Noël, Pick ?
— Rien de particulier, Herr Sturmbannführer.
— Ma femme et moi, nous donnons une petite soirée. Nous serions très heureux de vous avoir, ainsi que Frau Pick.
C’était la première fois que je l’invitais chez moi. Son teint pâle se colora légèrement, et il dit :
— Certainement, Herr Sturmbannführer, nous serons très…
Je vis qu’il ne savait pas comment finir sa phrase, et j’ajoutai avec bonté :
— Nous comptons donc sur vous.
La veille de Noël, au début de l’après-midi, Setzler demanda à me parler. Depuis notre dernière entrevue, nos rapports, en apparence, étaient restés normaux. Mais je l’avais, en fait, très peu vu, et seulement pour les besoins du service.
Il salua, je lui rendis son salut, et je le priai de s’asseoir. Il fit un geste de refus.
— Si vous permettez, Herr Sturmbannführer, j’ai très peu de choses à vous dire.
— Comme vous voulez, Setzler.
Je le regardai. Il avait beaucoup changé. Son dos s’était voûté davantage, et ses joues étaient creuses. L’expression de ses yeux me frappa :
Je dis doucement :
— Eh bien, Setzler ?
Je vis sa poitrine se soulever, il ouvrit la bouche comme si l’air lui manquait, et ne dit rien. Il était extrêmement pâte.
Je dis :
— Vous ne voulez pas vous asseoir, Setzler ?
Il fit signe que « non » de la tête, et ajouta à voix basse :
— Merci, Herr Sturmbannführer.
Quelques secondes s’écoulèrent. Il était parfaitement immobile, grand et voûté, ses yeux fiévreux fixés sur moi. Il avait l’air d’un fantôme. Je dis :
— Eh bien ?
Sa poitrine se souleva, sa mâchoire se contracta et il dit d’une voix blanche :
— Herr Sturmbannführer, j’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir transmettre au Reichsführer SS ma demande d’affectation à une unité du front.
Il prit un papier dans sa poche, le déplia, fit deux pas en avant comme un automate, déposa le papier sur mon bureau, fit deux pas en arrière, et se figea au garde à vous.
Je ne touchai pas au papier. Quelques secondes s’écoulèrent et je dis :
— Je transmettrai votre demande avec avis défavorable.
Ses yeux cillèrent plusieurs fois, sa pomme d’Adam remonta dans son cou maigre et ce fut tout.
Il claqua les talons, salua, fit un demi-tour réglementaire et se dirigea vers la porte.
— Setzler.
Il se retourna.
— à ce soir, Setzler.
Il me regarda avec des yeux hagards.
— Ce soir ?
— Ma femme vous a invité chez nous, nicht wahr ? Ainsi que Frau Setzler ? Vous savez bien, pour l’arbre de Noël.
Il répéta :
— Pour l’arbre de Noël ?
Et il eut un petit rire.
— Certainement, Herr Sturmbannführer, je me souviens.
— Nous comptons sur vous dès que votre service de nuit sera fini.
Il inclina la tête, me salua de nouveau et sortit.
J’allai inspecter les chantiers. Le vent soufflait de l’est et la fumée des fosses de Birkenau imprégnait le camp. J’attirai Pick à l’écart.
— Que disent-ils de l’odeur ?
Pick fit la grimace.
— Ils s’en plaignent, Herr Sturmbannführer.
— Je ne vous demande pas ça.
— Eh bien, dit Pick avec embarras, nos SS répètent que c’est une tannerie, mais je ne sais pas s’ils le croient.
— Et les détenus ?
— Herr Sturmbannführer, je n’ose pas trop questionner les Dolmetscher[125]. Cela pourrait leur donner l’éveil.
— Gewiss, mais vous pouvez bavarder avec eux.
— Précisément, Herr Sturmbannführer, dès que je fais allusion à l’odeur, ils deviennent muets comme des carpes.
— Mauvais signe.
— C’est ce que je me permets de penser, Herr Sturmbannführer, dit Pick.
Je le quittai. J’étais inquiet et mécontent. Il était évident que l’action spéciale, du moins à l’intérieur du camp, ne resterait pas bien longtemps secrète.
Je me dirigeai vers la place d’appel. J’avais donné l’ordre, pour Noël, d’y ériger un sapin pour les détenus.
Hageman vint à ma rencontre, gros, grand, important. Les plis gras de son menton reposaient sur son col.
— Pour le sapin, j’ai pris le plus grand que j’ai trouvé… Étant donné les dimensions de la place d’appel…
Il souffla.
— … un petit sapin aurait fait ridicule, nicht wahr ?
Je fis « oui » de la tête et j’approchai. L’arbre était couché à terre. Deux détenus, sous la direction d’un Kapo, creusaient un trou. Le Rapportführer et deux Scharführer regardaient. Dès qu’il me vit, le Rapportführer cria : « Achtung ! », les deux Scharführer se mirent au garde à vous, le Kapo et les détenus enlevèrent rapidement leurs coiffures et se figèrent.
— Continuez.
Le Rapportführer cria « Los ! Los ! » et les détenus se mirent à travailler comme des fous. Leurs traits ne me parurent pas particulièrement sémites. Mais peut-être cette impression était-elle due à leur extrême maigreur.
Je regardai l’arbre, je supputai approximativement sa longueur et son poids et je me tournai vers Hageman :
— Quelle profondeur donnez-vous au trou ?
— Un mètre, Herr Sturmbannführer.
— Pour plus de sûreté, creusez donc à 1,30m. Le vent peut se lever ce soir.
— Jawohl, Herr Sturmbannführer.
Je regardai les détenus travailler une ou deux minutes, puis je fis demi-tour, Hageman répéta mon ordre au Rapportführer, et me rattrapa. Il soufflait pour se maintenir à ma hauteur.
— Nous aurons de la neige… je crois…
— Ja ?
— Je le sens… dans mes jointures, dit-il avec un petit rire discret.
Puis il toussa. On marcha encore quelques minutes, et il reprit :
— Si je puis me permettre… une hypothèse, Herr Sturmbannführer…
— Ja ?
— Les détenus auraient peut-être préféré… une double ration de soupe, ce soir.
Je dis sèchement :
— Préféré à quoi ?
Hageman rougit et se mit à souffler. Je repris :
— Où trouverez-vous la double ration, pouvez-vous me le dire ?
— Herr Sturmbannführer, dit Hageman précipitamment, ce n’était pas une suggestion… Je me serais mal exprimé… En fait, je n’ai rien suggéré du tout… C’était une simple hypothèse… une hypothèse d’ordre psychologique, pour ainsi dire… Le sapin est sûrement un beau geste… même si les détenus ne l’apprécient pas…
Je dis avec impatience :
— Leur opinion ne m’intéresse pas. Nous avons fait ce qui est convenable, c’est l’essentiel.
— Certainement, Herr Sturmbannführer, dit Hageman, nous avons fait ce qui est convenable.
Mon bureau sentait un peu le renfermé. Je retirai mon manteau, le suspendis à la patère avec ma casquette et ouvris la fenêtre toute grande. Le ciel était gris et cotonneux. J’allumai une cigarette et je m’assis. La demande de Setzler s’étalait à l’endroit où il l’avait placée. Je l’attirai à moi, la lus, décapuchonnai mon stylo et écrivis en bas et à droite : « Avis défavorable. »
La neige se mit à tomber et quelques flocons volèrent dans la pièce. Ils se posaient légèrement sur le parquet et fondaient aussitôt. Au bout d’un moment, je sentis le froid m’envahir. Je relus la demande de Setzler, je soulignai : « Avis défavorable » d’un trait, et j’écrivis au-dessous : « Spécialiste indispensable (Installation provisoire) » et je signai.
Une bouffée de vent projeta des flocons jusque sur ma table, et je vis, en relevant la tête, qu’il y avait une petite flaque d’eau devant la fenêtre. Je mis la demande de Setzler sous enveloppe, et l’enveloppe dans ma poche. Puis j’attirai à moi une pile de papiers. Mes mains étaient bleues de froid. J’écrasai ma cigarette sur mon cendrier, et je me mis à travailler.
Au bout d’un moment, je levai les yeux. Comme si elle eût attendu ce signal, la neige cessa. Je me levai, me dirigeai vers la fenêtre, saisis le loquet, emboitai les deux battants l’un dans l’autre, et les repoussai de la main. Au même instant, je vis Père, noir et raide, les yeux brillants : La pluie avait cessé, il pouvait donc fermer la fenêtre.
La main droite me fit mal. Je m’aperçus que je tournais le loquet à contresens de toutes mes forces. Je donnai une légère pression en sens inverse, et il y eut un petit bruit sourd et glissant. Je contournai mon bureau, je branchai rageusement le radiateur électrique, et je me mis à marcher de long en large.
Au bout d’un moment, je me rassis, j’attirai à moi une feuille de papier et j’écrivis : « Mon cher Setzler, voudriez-vous me prêter votre pistolet ? » Je sonnai le planton, lui remis le billet, et au bout de deux minutes, il revint avec le pistolet et une note : « Avec les compliments de l’Obersturmführer Setzler. » L’arme de Setzler tirait remarquablement juste, et les officiers du KL la lui empruntaient souvent pour s’exercer.
Je commandai ma voiture et je me fis conduire au stand. Je tirai un quart d’heure environ, à distances variables, sur cibles fixes et cibles mobiles. Je remis le pistolet dans son étui, je me fis apporter la boîte où l’on conservait mes cartons, et je comparai la nouvelle série aux séries précédentes : J’avais encore baissé.
Je sortis et je m’arrêtai sur le seuil du stand. La neige s’était remise à tomber et je me demandai si je n’allais pas retourner à mon bureau. Je regardai ma montre. Il était 7 h 30. Je remontai dans la voiture et je dis à Dietz de me conduire chez moi.
La maison était brillamment illuminée. J’entrai dans mon bureau, posai mon ceinturon sur la table, et suspendis mon manteau et ma casquette à la patère. Puis je me lavai les mains et je gagnai la salle à manger.
Elsie, Frau Müller et les enfants étaient à table. Seuls, les enfants mangeaient. Frau Muller était l’institutrice que nous avions fait venir d’Allemagne. C’était une femme d’âge moyen, grise et convenable.
Je m’arrêtai sur le seuil et je dis :
— Je vous apporte la neige.
Le petit Franz regarda mes mains et dit de sa voix claire et gentille :
— Où elle est ?
Karl et les deux filles se mirent à rire.
— Papa l’a laissée à la porte, dit Elsie, elle était trop froide pour entrer.
Karl rit de nouveau. Je m’assis à côté de Franz et je le regardai manger.
— Ach ! dit Frau Muller, un Noël sans neige…
Elle s’interrompit et jeta un regard gêné autour d’elle, comme si elle était sortie de son rôle.
— Mais est-ce qu’il y a des Noëls sans neige ? dit Hertha.
— Sicher[126] ! dit Karl, en Afrique il n’y a pas de neige du tout.
Frau Muller toussa :
— Sauf dans les montagnes, naturellement.
Karl répéta avec assurance :
— Naturellement.
— Je n’aime pas la neige, dit Katherina.
Le petit Franz leva sa cuiller, tourna la tête vers moi, et dit d’un air étonné :
— Katherina n’aime pas la neige.
Dès qu’il eut fini de manger, Franz me prit par la main pour me montrer le beau sapin du salon. Elsie éteignit le lustre, brancha un fil, et des petites étoiles s’allumèrent dans l’arbre. Les enfants regardèrent un bon moment.
Puis Franz se souvint de la neige, et demanda à la voir. Je jetai un coup d’œil à Elsie, et elle dit d’un air ému :
— Sa première neige, Rudolf…
J’allumai l’ampoule de la terrasse et j’ouvris les volets de la porte-fenêtre. Les flocons étaient blancs et brillants autour de la lampe.
Après cela, Franz voulut voir les préparatifs de la réception, et je les fis tous entrer un instant dans la cuisine. La grande table était tout entière couverte d’un amoncellement de sandwiches, de pâtisseries et de crèmes.
On leur donna à chacun un gâteau, et ils montèrent se coucher. Il était convenu qu’on les réveillerait à minuit pour avoir une part de crème et chanter « O Tannenbaum » avec les grandes personnes.
Je montai aussi, et je changeai d’uniforme. Puis je redescendis, je gagnai mon bureau, je m’y enfermai, et je feuilletai un livre sur l’élevage des chevaux que Hageman m’avait prêté. Au bout d’un moment, je me mis à penser au Marais, et je sentis la tristesse m’envahir. Je fermai le livre et je me mis à me promener de long en large dans la pièce.
Un peu plus tard, Elsie vint me chercher, et nous prîmes une collation légère sur un coin de table dans la salle à manger. Elsie était en robe de soirée et ses épaules étaient nues. Quand on eut fini, on passa dans le salon, elle alluma des bougies un peu partout, éteignit le lustre, et se mit au piano. Je l’écoutai, Elsie avait commencé à prendre des leçons de piano à Dachau, quand j’avais été nommé officier.
À dix heures moins dix, j’expédiai ma voiture chez les Hageman, et à dix heures, ponctuellement, les Hageman et les Pick arrivèrent. Puis la voiture repartit pour aller chercher les Bethman, les Schmidt et Frau Setzler. Quand tout le monde fut là, j’envoyai la bonne dire à Dietz de venir se chauffer dans la cuisine.
Elsie emmena les dames dans sa chambre, et les messieurs se débarrassèrent de leurs manteaux dans mon bureau. Puis je les emmenai boire dans le salon en attendant les dames. On parla des événements de Russie, et Hageman dit :
— N’est-ce pas curieux ?… En Russie, l’hiver a commencé très tôt…, et ici, pas du tout…
Là-dessus on discuta un peu sur l’hiver russe et les opérations, et on tomba d’accord pour dire qu’on en finirait au printemps prochain.
— Si vous permettez, dit Hageman, voici comment je vois les choses… Pour la Pologne, un printemps… Pour la France, un printemps… Et pour la Russie, comme elle est plus grande, deux printemps…
Après cela, tout le monde parla à la fois.
— Richtig ! dit Schmidt de sa voix pointue, l’étendue ! Le véritable ennemi, c’est l’étendue !
Pick dit :
— Le Russe est très primitif.
Bethman affermit son pince-nez sur son nez maigre :
— C’est pourquoi l’issue du conflit ne fait pas de doute. Racialement, un Allemand vaut dix Russes. Et je ne parle pas de la culture.
— Sicherlich[127], souffla Hageman, cependant… si je puis me permettre une remarque…
Il sourit, leva ses mains grasses, et attendit que la bonne fût sortie.
— … on me dit que dans les régions occupées, nos soldats… ont les plus grandes difficultés… à avoir des rapports sexuels avec les femmes russes. Elles ne veulent absolument rien savoir… Comprenez-vous cela ?… Ou alors, il faut une longue amitié… Mais…
Il agita la main et reprit à voix basse :
— … pour la passe… Vous saisissez ?… Rien à faire…
— C’est extraordinaire, dit Bethman avec un petit rire de gorge, elles devraient se sentir honorées…
Les dames entrèrent, on se leva, et tout le monde prit place. Hageman s’assit à côté de Frau Setzler.
— Si vous permettez… je vais profiter de ce que vous êtes veuve, ce soir… pour vous faire un petit peu la cour, pour ainsi dire…
— C’est la faute du Kommandant, si je suis veuve, dit Frau Setzler.
Et elle me menaça gentiment du doigt. Je dis :
— Mais pas du tout, gnädige Frau, je n’y suis pour rien. C’était seulement son tour de service.
— Il sera sûrement là avant minuit, dit Hageman.
Elsie et Frau Muller firent circuler les sandwiches et les rafraîchissements, puis, quand les propos commencèrent à languir, Frau Hageman s’installa au piano, les messieurs allèrent chercher leurs instruments qu’ils avaient déposés dans l’entrée, et ils se mirent à jouer.
Au bout d’une heure, il y eut un entracte, les pâtisseries furent servies, on parla musique, et Hageman raconta des anecdotes sur les grands musiciens. À 11 h 30, j’envoyai Frau Muller réveiller les enfants, et un moment après, on les aperçut par la grande porte vitrée qui séparait le salon de la salle à manger. Ils s’installaient autour de la table. Ils avaient l’air solennel et endormi. On les observa un instant à travers le voilage de la porte, et Frau Setzler, qui n’avait pas d’enfant, dit d’une voix émue : « Ack ! Qu’ils sont donc gentils ! »
À minuit moins dix, j’allai les chercher. Ils firent le tour du salon et saluèrent les invités très correctement. Puis la bonne et Frau Muller apparurent avec un grand plateau, des coupes et deux bouteilles de Champagne. Je dis : « Le Champagne est dû à Hageman », il y eut un brouhaha joyeux, et Hageman sourit à la ronde.
Quand les coupes furent en main, on se leva, Elsie éteignit le lustre, éclaira l’arbre de Noël, et on se rangea en demi-cercle autour de l’arbre en attendant minuit. Un silence tomba, tous les yeux étaient fixés sur les petites étoiles de l’arbre, et je sentis une petite main me saisir la main gauche. C’était Franz. Je me penchai et je lui dis qu’il allait y avoir beaucoup de bruit, parce que tout le monde se mettrait à chanter en même temps.
Quelqu’un me toucha légèrement le bras. Je me retournai. C’était Frau Muller. Elle dit tout bas : « On vous appelle au téléphone, Herr Kommandant. » Je dis à Franz d’aller retrouver sa mère, et je me retirai du groupe.
Frau Muller m’ouvrit la porte du salon et disparut dans la cuisine. Je m’enfermai dans mon bureau, posai ma coupe sur la table, et je saisis l’écouteur.
— Herr Sturmbannführer, dit une voix, c’est l’Unter sturmführer Lueck.
La voix était lointaine et très distincte.
— Eh bien ?
— Herr Sturmbannführer, je ne me permets de vous déranger que pour un motif grave.
Je répétai avec impatience :
— Eh bien ?
Il y eut un temps, puis la voix lointaine reprit :
— L’Obersturmführer Setzler est mort.
— Comment ?
La voix reprit :
— L’Obersturmführer Setzler est mort.
— Vous dites bien. Il est mort ?
— Ja, Herr Sturmbannführer.
— Avez-vous prévenu le Lagerarzt[128] ?
— Précisément, Herr Sturmbannführer, c’est assez bizarre… Je ne sais pas si je devais…
— Je viens, Lueck. Attendez-moi devant la tour d’entrée. Je raccrochai, sortis dans le vestibule et poussai la porte de la cuisine. Dietz se leva. La bonne et Frau Muller me regardèrent d’un air étonné.
— Nous partons, Dietz.
Dietz commença à enfiler sa capote. Je dis :
— Frau Muller.
Et je lui fis signe de me suivre. Elle me rejoignit dans mon bureau.
— Frau Millier, je suis obligé d’aller au camp. Quand je serai parti, prévenez ma femme.
— Ja, Herr Kommandant.
J’entendis les pas de Dietz dans le vestibule. Je mis mon ceinturon, j’enfilai mon manteau par-dessus, et saisis ma casquette. Frau Muller me regardait.
— Mauvaises nouvelles, Herr Kommandant ?
— Ja.
J’ouvris la porte et je me retournai :
— Prévenez ma femme discrètement.
— Ja, Herr Kommandant.
Je prêtai l’oreille : le salon était parfaitement silencieux.
— Pourquoi ne chantent-ils pas ?
— Ils vous attendent probablement, Herr Kommandant.
— Dites à ma femme qu’on ne m’attende pas.
Je franchis rapidement le vestibule, dévalai les marches du perron, et m’engouffrai dans l’auto. Il ne neigeait plus et l’air était glacial.
— Birkenau.
Dietz démarra. Un peu avant d’arriver à la tour d’entrée, j’allumai le plafonnier. La sentinelle ouvrit la porte barbelée en tournant nerveusement la tête dans la direction du corps de garde. Des éclats de rires et des brides de chants me parvinrent.
La silhouette athlétique de Lueck sortit de l’ombre. Je le fis monter dans la voiture.
— C’est à la Kommandantur, Herr Sturmbannführer. J’ai…
Je posai ma main sur son bras et il se tut.
— Kommandantur, Dietz.
— Pour le corps de garde, dit Lueck, je m’excuse, mais je n’ai pas cru devoir… Naturellement, ils sont en faute…
— Ja, ja.
À la Kommandantur, je descendis et je dis à Dietz d’aller m’attendre à la tour d’entrée. Il démarra et je me tournai vers Lueck.
— Où est-il ?
— Je l’ai transporté dans son bureau.
Je montai les marches et traversai rapidement le couloir. La porte de Setzler était fermée.
— Permettez, Herr Sturmbannführer, dit Lueck, j’ai cru bon de verrouiller la porte.
Il ouvrit et je fis de la lumière. Setzler était étendu sur le sol. Ses paupières retombaient à demi sur ses yeux, son visage était paisible et il avait l’air endormi. Je n’eus pas besoin de le regarder deux fois pour savoir comment il était mort. Je fermai la porte, j’allai baisser le store de la fenêtre et je dis :
— Je vous écoute.
Lueck rectifia sa position.
— Un instant, Lueck.
J’allai m’asseoir derrière le bureau de Setzler, je pris une feuille de papier et l’insérai dans la machine à écrire. Lueck dit :
— À onze heures, en sortant de la Kommandantur, j’entendis un moteur d’auto tourner au ralenti dans le garage n°2…
— Moins vite…
Il attendit quelques secondes et reprit :
— … Le rideau de fer était fermé… Je n’y prêtai pas attention… J’allai à la cantine, et je pris un verre…
Je fis signe à Lueck de s’arrêter, je gommai « verre », et tapai à la place « rafraîchissement ».
— Continuez.
— … en écoutant des disques… Quand je revins à la Kommandantur, le moteur tournait toujours… Je regardai ma montre… Il était onze heures et demie. Je trouvai la chose bizarre…
Je levai la main, je tapai « onze heures et demie », et je dis :
— Pourquoi ?
— Il me paraissait bizarre que le chauffeur fit tourner le moteur si longtemps.
Je tapai : « Je trouvai bizarre que le chauffeur fit tourner le moteur si longtemps. » Je fis un petit signe et Lueck reprit :
— … J’essayai de remonter le rideau de fer. Il était verrouillé de l’intérieur… Je fis le tour par le couloir de la Kommandantur, et j’ouvris la porte qui mène au garage… l’Obersturmführer Setzler était affaissé derrière le volant… Je coupai le contact… Puis je sortis le corps de la voiture… et je le transportai ici…
Je levai la tête.
— Seul ?
Lueck carra ses larges épaules :
— Seul, Herr Sturmbannführer.
— Continuez.
— … Je pratiquai ensuite la respiration artificielle…
— Pourquoi ?
— Il était clair que l’Obersturmführer Setzler avait succombé à une intoxication par les gaz d’échappement…
Je tapai cette phrase, je me levai, je fis quelques pas dans la pièce et je regardai Setzler. Il était étendu de tout son long sur le dos, les jambes un peu écartées. Je levai les yeux :
— Que pensez-vous de cela, Lueck ?
— C’est une intoxication, comme je l’ai dit, Herr…
Je dis sèchement :
— Ce n’est pas ce que je veux dire.
Je le regardai, ses yeux bleu clair se troublèrent, et il dit :
— Je ne sais pas, Herr Sturmbannführer.
— Vous avez bien une idée ?
Il y eut un silence, et Lueck dit lentement :
— Eh bien, il y a deux hypothèses : c’est un suicide ou un accident.
Il reprit encore plus lentement :
— Quant à moi, je pense…
Il s’arrêta net et je dis :
— … que c’est un accident.
Il dit hâtivement :
— C’est bien ce que je pense, en effet, Herr Sturmbannführer.
Je me rassis, je tapai : « à mon avis, c’est un accident », et je dis :
— Voulez-vous signer votre rapport ?
Lueck contourna le bureau, je lui tendis mon stylo, et il signa, sans même prendre le temps de lire. Je décrochai l’écouteur.
— Kommandant. Dites à mon chauffeur de venir ici.
Je raccrochai et Lueck me rendit mon stylo :
— Vous allez prendre l’auto et vous irez chercher l’Hauptsturmfîihrer Hageman et le Lagerarzt. L’Hauptsturmführer Hageman est chez moi. Ne parlez pas de l’affaire dans l’auto.
— Jawohl, Herr Sturmbannführer.
Il était déjà à la porte. Je le rappelai.
— Avez-vous fouillé le corps ?
— Je ne me serais pas permis, Herr Sturmbannführer.
Je fis un signe et il sortit. Je me levai pour aller verrouiller la porte derrière lui. Puis je me baissai, et je fouillai Setzler. Dans la poche gauche de sa vareuse, je trouvai une enveloppe adressée à mon nom. Je l’ouvris. La lettre était tapée à la machine et disposée selon les formes réglementaires :
Le SS-Obersturmführer Setzler,
KL Auschwitz au SS-Sturmbannführer Lang,
Kommandant du KL Auschwitz.
Je me tue, parce que je ne peux plus supporter cette abominable odeur de chair brûlée.
R. Setzler
SS-Ostuf.
Je vidai le cendrier dans la corbeille à papiers, je posai la lettre et l’enveloppe sur le cendrier, et j’approchai une allumette. Quand le tout fut consumé, je relevai le store, j’ouvris la fenêtre, et je dispersai les cendres.
Je me rassis derrière le bureau, un moment s’écoula, puis je pensai au pistolet de Setzler, je le sortis de mon étui, et je le plaçai dans l’un des tiroirs. Après cela, je me mis à fouiller tous les tiroirs l’un après l’autre, et je trouvai finalement ce que je cherchais : Une bouteille de Schnaps. Elle était à peine entamée.
Je me levai et j’allai en vider les deux tiers dans le lavabo, puis j’arrosai la vareuse de Setzler sur le devant, et juste au-dessous du cou. Je fis couler un peu d’eau dans le lavabo, puis je refermai la bouteille et la plaçai sur le bureau. Elle contenait encore deux doigts de Schnaps.
Je déverrouillai la porte, j’allumai une cigarette, je m’assis derrière le bureau et j’attendis. D’où j’étais placé, je ne pouvais pas voir le corps de Setzler. Mes yeux se posèrent sur son manteau. Il était suspendu à un cintre, et le cintre était accroché à une patère, à droite de la porte. Entre les deux épaules, l’étoffe faisait une bosse à l’endroit où Setzler était voûté.
J’entendis des pas dans le couloir. Hageman entra le premier, le visage pâle et bouleversé. Le Lagerarzt Hauptsturmführer Benz le suivait. Lueck était derrière lui, le dominant de toute une tête.
Hageman dit en bredouillant :
— Mais comment ?… Comment ?… Je ne puis comprendre…
Benz se baissa, souleva les paupières du mort, et secoua la tête. Après cela, il se redressa, enleva ses lunettes, les essuya, les remit, lissa ses cheveux blancs brillants du plat de la main, et s’assit sans dire un mot.
Je dis :
— Vous pouvez vous retirer, Lueck. Je vous appellerai en cas de besoin.
Lueck sortit. Hageman était debout, immobile. Il regardait le corps. Je dis :
— Naturellement, c’est un affreux malheur.
Je repris :
— Je vais vous lire le rapport de Lueck.
Je m’aperçus que j’avais conservé ma cigarette à la main, je me sentis gêné, me détournai, et l’écrasai rapidement dans le cendrier.
Je lus le rapport de Lueck, puis je me tournai vers Benz.
— Comment voyez-vous les choses, Benz ?
Benz me regarda. Il était clair qu’il avait compris.
— à mon avis, dit-il lentement, c’est un accident.
— Mais comment ?… Comment ?… dit Hageman d’un air hagard.
Benz désigna du doigt la bouteille de Schnaps.
— Il avait célébré un peu trop. Il est allé mettre le moteur en marche. Le froid l’a saisi, il a eu une syncope, et il ne s’est pas réveillé.
— Mais je ne comprends pas, dit Hageman, il buvait à peine d’ordinaire…
Benz haussa les épaules.
— Vous n’avez qu’à le sentir.
— Mais si je puis me permettre, dit Hageman en soufflant, il y a quand même quelque chose… d’assez bizarre… Pourquoi Setzler n’a-t-il pas appelé un chauffeur comme cela se fait toujours ? Il n’avait aucune raison de mettre lui-même le moteur en marche…
Je dis vivement :
— Vous savez bien que Setzler ne faisait rien comme tout le monde.
— Ja, ja, dit Hageman, c’était un artiste, pour ainsi dire…
Il me regarda et dit hâtivement :
— Naturellement, moi aussi, je pense que c’est un accident.
Je me levai.
— Je vous charge de ramener Frau Setzler chez elle et de la prévenir. Prenez l’auto. Benz, j’aimerais avoir votre rapport dès demain matin pour le joindre au mien.
Benz se leva et inclina la tête. Ils sortirent, je téléphonai à l’infirmerie de m’envoyer une ambulance, je m’assis derrière le bureau et je commençai à taper mon rapport.
Dès que les infirmiers eurent enlevé le corps, j’allumai une cigarette, j’ouvris la fenêtre toute grande et je me remis à taper.
Un peu plus tard, je décrochai l’écouteur, et j’appelai l’Obersturmführer Pick à son domicile. Une voix de femme me répondit. Je dis :
— Sturmbannführer Lang. Pourriez-vous appeler votre mari, Frau Pick ?
J’entendis le bruit de l’écouteur qu’elle reposait sur la table, puis des bruits de pas. Les pas diminuèrent, une porte claqua quelque part, il y eut un silence, puis tout d’un coup, une voix froide et calme dit tout près de moi :
— Obersturmführer Pick.
— Je ne vous ai pas réveillé, Pick ?
— Pas du tout, Herr Sturmbannführer. Nous venions de rentrer.
— Vous êtes au courant ?
— Je suis au courant, Herr Sturmbannführer.
Je repris :
— Pick, je vous attends demain matin à 7 heures dans mon bureau.
— J’y serai, Herr Sturmbannführer.
J’ajoutai :
— J’envisage de vous changer de service.
Il y eut un petit silence, et la voix reprit :
— à vos ordres, Herr Sturmbannführer.
Les deux grands crématoires jumeaux furent prêts quelques jours avant la date limite, et le 18 juillet 1942, le Reichsführer en personne vint les inaugurer.
Les voitures officielles devaient arriver à Birkenau à 2 heures de l’après-midi. À 3 heures et demie, elles n’étaient pas encore là, et ce retard faillit faire naître un incident sérieux.
Je désirais évidemment que l’action spéciale se déroulât sans heurt en présence du Reichsführer. Pour cette raison, je n’avais pas voulu utiliser comme patients les inaptes du camp. Ils étaient, en effet, plus difficiles à traiter que les personnes étrangères au camp, du fait que la destination des Crémas leur était maintenant bien connue. Je m’étais donc arrangé pour faire venir d’un Ghetto polonais un convoi de deux mille juifs. Celui-ci était arrivé en assez bon état un peu avant midi, et je l’avais parqué, sous la garde des SS et des chiens, dans la grande cour intérieure du Créma I. à 2 heures moins dix, on avait annoncé à ces juifs qu’ils allaient prendre un bain, mais comme le Reichsführer n’arrivait toujours pas, et que l’attente se prolongeait, les juifs, que la chaleur torride de la cour incommodait beaucoup, devinrent nerveux et inquiets, se mirent à réclamer à boire et à manger, et bientôt même, à s’agiter et à pousser des cris.
Pick ne perdit pas son sang-froid. Il me téléphona, et haranguant la foule d’une des fenêtres du Créma, il lui expliqua, par le truchement d’un interprète, que la chaudière des douches était en panne et qu’on était en train de la réparer. J’arrivai sur ces entrefaites, je fis immédiatement apporter des seaux d’eau pour faire boire les juifs, je leur promis qu’on leur distribuerait du pain après la douche, et je téléphonai à Hageman de faire venir son orchestre de détenus. Quelques minutes après, il était là, les musiciens s’installèrent dans un coin de la cour, et se mirent à jouer des airs viennois et polonais. Je ne sais si c’est la musique seule qui les calma, ou si également le fait qu’on leur jouât des airs les rassurait sur nos intentions, mais peu à peu, le tumulte s’apaisa, les juifs cessèrent de s’agiter, et je compris que lorsque Himmler arriverait, ils ne feraient pas de difficultés pour descendre dans le vestiaire souterrain.
J’étais moins rassuré en ce qui concernait le passage du vestiaire à la « salle de douche ». Depuis que les Crémas jumeaux étaient achevés, j’avais fait procéder à plusieurs répétitions de l’action spéciale, et trois ou quatre fois, j’avais observé, au moment où la foule pénétrait dans la « salle de douche », un vif mouvement de recul – qu’il avait fallu naturellement faire cesser à coups de crosse et en lâchant les chiens. La queue du troupeau s’était alors ruée en avant, des femmes et des enfants avaient été piétinés, et tout cela s’était accompagné de hurlements et de coups.
Il eût été évidemment fâcheux qu’un incident de ce genre troublât la visite du Reichsführer. Cependant, je me sentis d’abord impuissant à le prévenir, car je ne voyais pas à quoi attribuer ce mouvement de recul, sinon à un instinct obscur, car la « salle de douche », avec sa grosse tuyauterie en trompe-l’œil, ses rigoles d’écoulement, et ses nombreuses pommes de douche, n’avait absolument rien qui pût éveiller les soupçons.
Finalement, je décidai que le jour de la visite de Himmler, des Scharführer entreraient avec les juifs dans la « salle de douche » et leur distribueraient des petits pains de savon. Je donnai l’ordre, en même temps, aux Dolmetscher de répandre la nouvelle dans le vestiaire pendant que les détenus se déshabillaient. Je n’ignorais pas, en effet, que pour les détenus, le plus petit morceau de savon était un trésor inestimable, et je comptais là-dessus pour les appâter.
Le stratagème eut plein de succès : Dès que Himmler fut arrivé, des Scharführer traversèrent la foule avec de grandes boîtes de carton, les Dolmetscher crièrent l’annonce dans les haut-parleurs, il y eut un murmure de contentement, le déshabillage se fit dans un temps record, et tous les juifs, avec un empressement joyeux, se précipitèrent dans la chambre à gaz.
Les Scharführer sortirent un à un, ils se comptèrent, et Pick referma la lourde porte de chêne sur le convoi. Je demandai au Reichsführer s’il désirait jeter un coup d’œil par le hublot. Il inclina la tête, je m’écartai, et au même moment, les cris et les coups sourds contre les murs commencèrent. Himmler regarda sa montre, fit de l’ombre sur le verre avec sa main, et regarda un bon moment. Son visage était impassible. Quand il eut fini, il fit signe aux officiers de sa suite qu’ils pouvaient voir.
Après cela, je le conduisis dans la cour du Créma, et je lui montrai les cheminées en béton par lesquelles les cristaux venaient d’être jetés. La suite de Himmler nous rejoignit, j’entraînai le groupe à la chaufferie, et je continuai mes explications. Au bout d’un moment, une sonnerie stridente retentit, et je dis : « C’est Pick qui demande le ventilateur, Herr Reichsführer. Le gazage est fini. » Le préposé abaissa une manette, un ronflement sourd et puissant ébranla l’air, et Himmler regarda de nouveau sa montre.
On regagna la chambre à gaz. Je montrai au groupe les colonnes de tôle perforée, sans oublier de mentionner que c’était à Pick que je les devais. Des détenus du Sonderkommando, chaussés de hautes bottes de caoutchouc, dirigeaient de puissants jets d’eau sur les grappes de cadavres. J’en expliquai la raison à Himmler. Derrière mon dos, un officier de sa suite chuchota d’une voix moqueuse : « Eh bien, on leur donne quand même une douche, après tout ! » Il y eut deux ou trois rires étouffés. Himmler ne tourna pas la tête, et son visage resta impassible.
On remonta au rez-de-chaussée et on gagna la salle des fours. L’ascenseur n°2 arrivait au même moment, la grille s’ouvrit automatiquement, et les détenus du Sonder commencèrent à placer les corps sur les chariots. Ceux-ci passèrent ensuite devant un Kommando qui récupérait les bagues, un Kommando de coiffeurs qui coupaient les cheveux, et un Kommando de dentistes qui arrachaient les dents en or. Un quatrième Kommando enfournait les corps. Himmler observa toute l’opération, phase après phase, sans dire un mot. Il marqua un temps d’arrêt un peu plus long devant les dentistes : Leur dextérité était remarquable.
Je menai ensuite Himmler dans les salles de dissection et de recherches du Créma I. Le goût très vif du Reichsführer pour les sciences m’était connu, j’avais apporté là tous mes soins et l’ensemble des salles et des laboratoires eût honoré, en fait, l’Université la plus moderne. Le Reichsführer regarda tout très soigneusement, écouta attentivement mes explications, mais là encore, il ne fit aucune remarque, et son visage ne révéla rien.
Quand on sortit du Créma, le Reichsführer se mit à presser le pas, et je compris qu’il n’avait pas l’intention de visiter le camp. Il marchait si vite que son état-major fut distancé, et que j’avais moi-même quelque peine à le suivre.
Arrivé devant sa voiture, il s’arrêta, me fit face, ses yeux se fixèrent sur un point de l’espace un peu au-dessus de ma tête, et il dit d’une voix lente et mécanique :
— C’est une dure tâche, mais nous devons l’accomplir.
Je rectifiai ma position, et je dis :
— Jawohl, Herr Reichsführer.
Je saluai, il me rendit mon salut, et s’engouffra dans l’auto.
Douze jours après, le 30 juillet exactement, je reçus de Berlin la lettre suivante :
Suivant communication du Chef de l’Amtsgruppe D, le Reichsführer SS, à la suite de sa visite du 18 juillet 1942 au KL Auschwitz, a promu le Lagerkommandant SS-Sturmbannführer Rudolf Lang au grade de SS-Obersturmbannführer[129] avec effet à partir du 18 juillet.
J’ouvris immédiatement les chantiers des deux autres Crémas. Grâce à l’expérience acquise en construisant leurs prédécesseurs, j’étais sûr de les finir bien avant la date fixée. Le besoin, d’ailleurs, s’en faisait sentir, car aussitôt après la visite du Reichsfùhrer, le RSHA commença à m’envoyer des transports à un rythme si accéléré que c’est à peine si les Crémas jumeaux suffisaient à la tâche. Comme seuls les inaptes étaient gazés, le reste allait grossir l’effectif déjà trop élevé du camp, les détenus s’entassaient dans des baraquements trop étroits, l’hygiène et la nourriture devenaient chaque jour plus déplorables, et les épidémies – notamment la scarlatine, la diphtérie et le typhus – se succédaient sans arrêt. La situation était sans espoir, parce que les usines qui commençaient à pousser comme des champignons dans la région – attirées par la main-d’œuvre abondante et économique que leur fournissaient les détenus – n’absorbaient encore, à cette date, que des effectifs infimes par rapport à l’énorme population des camps.
Je demandai donc de nouveau, et à plusieurs reprises, au RSHA qu’on m’envoyât moins de transports, mais toutes mes représentations restèrent sans effet, et j’appris, par l’indiscrétion d’un bureau, que, selon l’ordre formel du Reichsführer, tout chef SS qui aurait, volontairement ou involontairement, ralenti, si peu que ce fût, le programme d’extermination, serait passé par les armes. En fait, les convois de juifs devaient être considérés partout comme prioritaires, et passer même avant les transports d’armes et de troupes pour le Front russe.
Il n’y avait plus qu’à s’incliner. Ce n’était pas, cependant, sans dégoût que je voyais les camps que j’avais, dans les débuts, organisés de façon exemplaire, devenir, de semaine en semaine, un indescriptible chaos. Les détenus mouraient comme des mouches, les épidémies tuaient presque autant de monde que les chambres à gaz, et les corps s’entassaient si vite devant les baraques que les équipes spéciales qui les amenaient aux Crémas étaient débordées.
Le 16 août, un coup de téléphone de Berlin m’apprit que le Standartenführer Kellner était autorisé à visiter, pour information, les installations du KL Birkenau, et le lendemain, en effet, tôt dans la matinée, Kellner arrivait en auto, je lui fis les honneurs du lieu, il se montra très intéressé par l’Action spéciale et l’organisation des Crémas, et à midi, je l’emmenai déjeuner chez moi.
On prit place dans le salon en attendant que la bonne nous annonçât que nous étions servis. Au bout d’un moment, Elsie apparut. Kellner se leva rapidement, claqua les talons, escamota son monocle, se cassa en deux, et lui baisa les doigts. Après quoi, il se rassit aussi vite qu’il s’était levé, tourna son visage vers la fenêtre, son profil parfait apparut, et il dit :
— Et comment trouvez-vous Auschwitz, gnädige Frau ?
Elsie ouvrit la bouche. Il enchaîna aussitôt :
— Ja, ja, naturellement, il y a cette odeur déplaisante…
Il fit un petit geste :
— … et toutes ces choses. Mais nous avons les mêmes petits désagréments à Culmhof, je vous assure…
Il remit son monocle et regarda autour de lui d’un air vif et aimable.
— Mais vous êtes bien installée… Vous êtes remarquablement bien installée, gnädige Frau…
Il jeta un coup d’œil dans la salle à manger par la porte vitrée.
— … Et je constate que vous avez un buffet sculpté…
— Voulez-vous voir, Standartenführer ? dit Elsie.
On entra dans la salle à manger, Kellner se campa devant le buffet et regarda longuement les sculptures.
— Sujet religieux… dit-il en plissant les yeux,… beaucoup d’angoisse…, conception judéo-chrétienne de la mort…
Il eut un petit geste de la main :
— … Et toutes ces vieilleries… Bien entendu, la mort n’a d’importance que si on suppose, comme eux, un au-delà… Mais quel fini, mein Lieber ! Quelle exécution !…
Je dis :
— C’est un juif polonais, Herr Standartenführer, qui a fait ça.
— Ja, ja, dit Kellner, il doit néanmoins avoir une petite dose de sang nordique dans les veines. Sans cela, il n’aurait jamais pu exécuter cette merveille. Les juifs 100 pour 100 sont incapables de créer, nous savons cela depuis longtemps.
Il passa légèrement et amoureusement ses mains soignées sur les sculptures.
— Ah ! reprit-il, travail caractéristique de détenus… Ils ne savent pas s’ils survivront d’un jour à leur œuvre… Et pour eux, naturellement, la mort a de l’importance… Ils ont dans la vie cet ignoble espoir…
Il fit la moue, et je demandai avec embarras :
— Estimez-vous, Herr Standartenführer, que j’aurais dû interdire à ce juif de traiter un sujet religieux ?
Il se tourna vers moi et se mit à rire :
— Ha ! Ha ! Lang, dit-il d’un air de malice, vous ne vous doutiez pas que votre buffet était si contraire à la doctrine…
Il regarda encore le meuble en plaçant sa tête de côté, et soupira :
— Vous avez de la chance, Lang, avec votre camp. Dans le nombre, vous avez forcément de vrais artistes.
On prit place à table et Elsie dit :
— Mais je pensais que vous commandiez aussi un camp, Standartenführer ?
— C’est différent, dit Kellner en dépliant sa serviette, je n’ai pas, comme votre mari, des détenus permanents. Les miens sont tous…
Il eut un petit rire :
— de passage.
Elsie le regarda d’un air étonné, et il enchaîna aussitôt :
— La mère patrie ne vous manque pas trop, j’espère, gnädige Frau. La Pologne est un pays triste, nicht wahr ? Mais nous n’en avons plus pour trop longtemps, je pense. À l’allure où vont nos troupes, elles seront avant peu dans le Caucase, et la guerre ne va pas traîner.
Je dis :
— Cette fois-ci, nous en aurons fini avant l’hiver. C’est ce que tout le monde pense ici, Herr Standartenführer.
— Dans deux mois, dit Kellner d’une voix nette.
— Encore un peu de viande, Standartenführer, dit Elsie.
— Non, merci, gnädige Frau. À mon âge…
Il eut un petit rire :
— Il faut commencer à veiller à sa ligne.
— Oh ! Mais vous êtes encore jeune, Standartenführer, dit Elsie d’un air aimable.
Il tourna son profil parfait vers la fenêtre :
— Précisément, dit-il d’une voix mélancolique, je suis encore jeune…
Il y eut un silence et il reprit :
— Et vous, Lang, que ferez-vous après la guerre ? Il n’y aura pas toujours des camps, espérons-le.
— Je compte demander au Reich une terre dans l’Ostraum, Herr Standartenführer.
— Mon mari, dit Elsie, a été fermier du Colonel Baron von Jeseritz en Poméramie. Nous cultivions un peu de terre et nous élevions des chevaux.
— Ah, vraiment ! dit Kellner en escamotant son monocle et en me regardant d’un air entendu, l’Agriculture ! l’Élevage ! Vous avez plus d’une corde à votre arc, Lang !
Il tourna son visage vers la fenêtre et ses traits devinrent nobles et sévères :
— C’est très bien, dit-il d’une voix grave, c’est très bien, Lang. Le Reich aura besoin de colons, quand les Slaves…
Il eut un petit rire :
— … auront disparu. Vous serez… Quelle est donc la phrase du Reichsführer ?… L’exemplaire pionnier allemand de l’Ostraum.
— D’ailleurs, ajouta-t-il, je crois bien que c’est de vous qu’il a dit ça.
— Vraiment ? dit Elsie, les yeux brillants, il a dit cela de mon mari ?
— Mais oui, gnädige Frau, dit Kellner d’une voix courtoise, je crois bien qu’il s’agissait de votre mari. J’en suis même sûr, maintenant que j’y réfléchis. Le Reichsführer est un bon juge.
— Oh ! dit Elsie, je suis contente pour Rudolf ! Il travaille tant ! Il est tellement consciencieux pour tout !
Je dis :
— Voyons, Elsie !
Kellner se mit à rire, nous regarda l’un après l’autre d’un air attendri, et leva en l’air ses mains soignées :
— Comme cela fait plaisir de se retrouver dans une vraie famille allemande, gnädige Frau !
— Je suis célibataire, reprit-il d’un air mélancolique. Pas eu la vocation, en quelque sorte. Mais à Berlin, j’ai des amis mariés tout à fait charmants…
Il laissa traîner la fin de sa phrase. On se leva et on alla au salon prendre le café. Le café était du vrai café qu’Hageman avait reçu de France, et dont il avait donné un paquet à Elsie.
— Extraordinaire ! dit Kellner, vous vivez vraiment comme des coqs en pâte à Auschwitz ! La vie des camps a du bon… Si seulement il n’y avait pas…
Il eut une moue dégoûtée :
— … toute cette laideur.
Il tournait sa cuiller dans sa tasse d’un air absorbé.
— Voilà le gros inconvénient des camps : La laideur ! Je me faisais cette réflexion ce matin, Lang, quand vous me montriez l’action spéciale. Tous ces juifs…
Je dis vivement :
— Excusez-moi, Herr Standartenführer. Elsie, voudrais-tu aller chercher les liqueurs ?
Elsie me regarda d’un air étonné, se leva et passa dans la salle à manger. Kellner ne leva pas la tête. Il tournait toujours sa cuiller. Elsie laissa la porte vitrée à demi ouverte derrière elle.
— Comme ils sont laids ! continua Kellner, les yeux fixés sur sa tasse. Je les ai bien regardés quand ils sont entrés dans la chambre à gaz. Quel spectacle ! Quelles nudités ! Les femmes surtout…
Je le fixais désespérément. Il ne levait pas les yeux.
— Et ces enfants… si maigres… avec leurs petits visages de singes… gros comme mon poing… Quelles anatomies ! Vraiment, ils étaient affreux… Et quand le gazage a commencé…
Je regardai Kellner et je regardai la porte, éperdu. La sueur coulait le long de mes flancs, je n’arrivais pas à parler.
— Quelles postures ignobles ! reprit-il en tournant lentement et machinalement sa cuiller. Un tableau de Breughel, vraiment ! Rien que pour être si laids, ils méritent la mort. Et penser…
Il eut un petit rire :
— … penser qu’ils sentent encore plus mauvais après la mort que de leur vivant !
J’eus un geste d’une audace inouïe : Je lui touchai le genou. Il sursauta, je me penchai vivement, je lui montrai de la tête la porte entrouverte, et je dis très vite et dans un souffle : « Elle ne sait rien. »
Il ouvrit la bouche, et resta un moment en suspens, la cuiller au bout des doigts, stupéfait. Il y eut un silence, et ce silence était pire que tout.
— Breughel, reprit-il d’une voix fausse, connaissez-vous Breughel, Lang ? Pas Breughel le vieux… non, ni l’autre… mais Breughel d’Enfer, comme on l’appelait… précisément parce qu’il peignait l’Enfer…
Je regardais ma tasse. Il y eut un bruit de pas, la porte vitrée claqua, et je fis un violent effort pour ne pas lever les yeux.
— Il aimait peindre l’Enfer, figurez-vous, continua Kellner d’une voix trop forte. Il avait une sorte de talent pour le macabre…
Elsie posa le plateau de liqueurs sur la petite table basse, et je dis avec une politesse exagérée :
— Merci, Elsie.
Il y eut un silence et Kellner me jeta un coup d’œil.
— Oh ! Oh ! dit-il avec un enjouement forcé, encore de bonnes choses ! Et même des liqueurs françaises, je vois.
— C’est l’Hauptsturmführer Hageman qui les reçoit, Herr Standartenführer. Il a des amis en France.
Ma voix avait sonné faux, malgré tout. Je glissai un coup d’œil à Elsie. Elle avait les yeux baissés et son visage ne reflétait rien. La conversation tomba de nouveau. Kellner regarda Elsie et dit :
— Merveilleux pays, la France, gnädige Frau.
— Cognac, Standartenführer ? dit Elsie d’une voix tranquille.
— Un peu seulement, gnädige Frau, le cognac doit se déguster…
Il leva la main :
— … à la française. Un peu à la fois, et lentement. Nos lourdauds, là-bas, doivent en avaler des rasades…
Il eut un petit rire que je jugeai forcé, puis il me jeta un coup d’œil et je compris qu’il avait envie de s’en aller.
Elsie le servit, puis remplit à demi mon verre. Je dis :
— Merci, Elsie.
Elle ne leva pas la tête. Il y eut de nouveau un silence.
— Chez Maxim’s, reprit Kellner, ils le boivent dans de grands verres ronds et renflés à la base… comme ceci…
Il dessina la forme du verre dans l’air des deux mains. Il y eut encore un silence, et il reprit d’un air gêné :
— Merveilleux, Paris, gnädige Frau. Je dois avouer…
Il eut un petit rire :
— … que j’envie beaucoup Herr Abetz, parfois.
Il parla encore un petit moment de Maxim’s et de Paris, puis se leva et prit congé. Je remarquai qu’il n’avait même pas fini son verre. On laissa Elsie au salon, je descendis le perron avec Kellner, et je le mis dans sa voiture.
Elle démarra, je regrettai de ne pas avoir pris ma casquette sur la console : Je serais parti aussitôt.
Je remontai lentement le perron, je poussai la porte d’entrée, et traversai doucement le vestibule. Je vis avec étonnement que ma casquette n’était plus sur la console.
J’ouvris la porte de mon bureau, et je m’arrêtai, stupéfait. Elsie était là, droite et blanche, la main gauche appuyée sur une chaise. Je fermai machinalement la porte derrière moi et je détournai la tête. Ma casquette était sur ma table.
Il se passa une pleine seconde, je saisis ma casquette et je tournai les talons, Elsie dit :
— Rudolf.
Je me retournai. Son regard était effrayant.
— Ainsi, dit-elle, c’est ce que tu fais !
Je détournai la tête :
— Je ne sais pas ce que tu veux dire.
Je voulus faire demi-tour, sortir, couper court. Mais j’étais là, figé, paralysé. Je ne pouvais même pas la regarder.
— Ainsi, dit-elle à voix basse, tu les gazes !… Et cette horrible odeur, c’est eux !
J’ouvris la bouche, je n’arrivai pas à parler.
— Les cheminées ! reprit-elle… Je comprends tout maintenant.
Je regardai à terre et je dis :
— Bien entendu, nous brûlons les morts. On a toujours brûlé les corps en Allemagne, tu le sais bien. C’est une question d’hygiène. Il n’y a rien à redire à cela. Surtout avec les épidémies.
Elle cria :
— Tu mens ! Tu les gazes !
Je relevai la tête, stupéfait.
— Je mens ? Elsie ! Comment oses-tu ?
Elle reprit sans m’entendre :
— Les hommes, les femmes, les enfants… tous pêle-mêle… nus… et les enfants ressemblent à des petits singes…
— Je ne sais pas ce que tu racontes.
Je fis un violent effort et je réussis à bouger. Je me retournai et je fis un pas vers la porte Aussitôt, avec une vitesse stupéfiante, elle me dépassa, se jeta contre la porte et s’adossa à elle :
— Toi ! dit-elle, toi !
Elle tremblait de tout son corps. Ses yeux immenses, étincelants, étaient fixés sur moi. Je criai :
— Si tu crois que j’aime ça !
Et aussitôt un flot de honte me submergea : J’avais trahi le Reichsführer. J’avais révélé à ma femme un secret d’État.
— C’est donc vrai, cria Elsie, tu les tues !
Elle répéta en hurlant :
— Tu les tues !
Avec la rapidité de l’éclair, je la pris par les épaules, je posai la paume de ma main sur sa bouche, et je dis :
— Plus bas, Elsie, je te prie, plus bas !
Ses yeux cillèrent, elle se dégagea, je retirai ma main, elle tendit l’oreille, et nous restâmes un moment à écouter les bruits de la maison, immobiles, silencieux, complices.
Elle dit d’une voix basse et normale :
— Frau Millier est sortie, je crois.
— La bonne ?
— Elle fait la lessive au sous-sol. Et les enfants font la sieste.
On écouta encore un moment en silence, puis elle tourna la tête, me regarda, et ce fut comme si elle se souvenait tout d’un coup qui j’étais : L’horreur envahit de nouveau ses traits et elle se rencogna contre la porte.
Je dis au prix d’un énorme effort :
— Écoute, Elsie. Il faut que tu comprennes. Ce sont seulement des inaptes. Et on n’a pas de nourriture pour tout le monde. Il vaut beaucoup mieux pour eux…
Ses yeux durs, implacables étaient fixés sur moi. Je poursuivis :
— … les traiter ainsi… que les laisser mourir de faim.
— Voilà donc, dit-elle à voix basse, ce que tu as imaginé !
— Mais ce n’est pas moi ! Je n’y suis pour rien ! C’est un ordre !…
Elle dit avec mépris :
— Qui aurait pu donner un ordre pareil ?
— Le Reichsführer.
L’angoisse me serra le cœur : Une fois de plus, je le trahissais.
— Le Reichsführer ! dit Elsie.
Ses lèvres se mirent à trembler et elle dit d’une voix éteinte :
— Un homme… vers qui les enfants allaient avec tant de confiance !
Elle balbutia :
— Mais pourquoi ? pourquoi ?
Je levai les épaules :
— Tu ne peux pas comprendre. Ces questions-là t’échappent complètement. Les juifs sont nos pires ennemis, tu le sais bien. Ce sont eux qui ont déclenché la guerre. Si nous ne les liquidons pas maintenant, ce sont eux, plus tard, qui extermineront le peuple allemand.
— Mais c’est stupide ! dit-elle avec une vivacité inouïe. Comment pourront-ils nous exterminer, puisque nous allons gagner la guerre ?
Je la regardai, béant. Je n’avais jamais réfléchi à cela, je ne savais plus que penser. Je détournai la tête et je dis au bout d’un moment :
— C’est un ordre.
— Mais tu pouvais demander une autre mission.
— Je l’ai fait. J’étais volontaire pour le front, tu te souviens. Le Reichsführer n’a pas voulu.
— Eh bien ! dit-elle à voix basse et avec une incroyable violence, il fallait refuser d’obéir.
Je criai presque :
— Elsie !
Et pendant une seconde, je fus incapable de trouver mes mots.
— Mais, dis-je, la gorge serrée, mais Elsie !… Ce que tu dis là, c’est… c’est contraire à l’honneur !
— Et ce que tu fais ?
— Un soldat, refuser d’obéir ! Et d’ailleurs, ça n’aurait rien changé ! On m’aurait dégradé, torturé, fusillé… Et toi, qu’est-ce que tu serais devenue ? Et les enfants ?…
— Ah ! dit Elsie, tout ! Tout ! Tout !…
Je l’interrompis :
— Mais cela n’aurait servi à rien. Si j’avais refusé d’obéir, quelqu’un d’autre l’aurait fait à ma place !
Ses yeux étincelèrent :
— Oui, mais toi, dit-elle, toi, tu ne l’aurais pas fait !
Je la regardai, stupéfait, stupide. Mon esprit était un vide total.
— Mais Elsie, dis-je…
Je n’arrivais plus à penser. Je me raidis jusqu’à ce que tous les muscles me fissent mal, je fixai mes yeux droit devant moi, et sans regarder Elsie, sans la voir, sans rien voir, j’articulai avec force :
— C’est un ordre.
— Un ordre ! dit Elsie avec dérision.
Et brusquement elle se cacha la tête dans ses mains. Au bout d’un moment, je m’approchai et je la pris par les épaules. Elle tressaillit violemment, me repoussa de toutes ses forces, et dit d’une voix blanche :
— Ne me touche pas !
Mes jambes se mirent à trembler sous moi et je criai :
— Tu n’as pas le droit de me traiter ainsi ! Tout ce que je fais dans le camp, je le fais par ordre ! Je n’en suis pas responsable !
— C’est toi qui le fais !
Je la regardai, désespéré :
— Tu ne comprends pas, Elsie. Je ne suis qu’un rouage, rien de plus. Dans l’armée, quand un chef donne un ordre, c’est lui qui est responsable, lui seul. Si l’ordre est mauvais, c’est le chef qu’on punit, jamais l’exécutant.
— Ainsi, dit-elle avec une lenteur écrasante, voilà la raison qui t’a fait obéir : Tu savais que si les choses tournaient mal, tu ne serais pas puni.
Je criai :
— Mais je n’ai jamais pensé à cela ! C’est seulement que je ne peux pas désobéir à un ordre. Comprends donc ! Ça m’est physiquement impossible !
— Alors, dit-elle avec un calme effrayant, si on te donnait l’ordre de fusiller le petit Franz, tu le ferais !
Je la fixai, stupéfait.
— Mais c’est de la folie ! Jamais on ne me donnera un ordre pareil !
— Et pourquoi pas ? dit-elle avec un rire sauvage. On t’a bien donné l’ordre de tuer des petits enfants juifs ! Pourquoi pas les tiens ? Pourquoi pas Franz ?
— Mais voyons, jamais le Reichsführer ne me donnerait un ordre pareil ! Jamais ! C’est…
J’allais dire : « C’est impensable ! » et tout à coup, les mots se bloquèrent dans ma gorge. Je me rappelai avec terreur que le Reichsführer avait donné l’ordre de fusiller son propre neveu.
Je baissai les yeux. C’était trop tard.
— Tu n’en es pas sûr ! dit Elsie avec un mépris horrible, tu vois, tu n’en es pas sûr ! Et si le Reichsführer te disait de tuer Franz, tu le ferais !
Elle découvrit à demi les dents, elle parut se replier sur elle-même, et ses yeux se mirent à briller d’une lueur farouche, animale. Elsie si douce, si calme… Je la regardais, paralysé, cloué au sol par tant de haine.
— Tu le ferais ! dit-elle avec violence, tu le ferais !
Je ne sais ce qui se passa alors. Je jure que je voulais répondre : « Naturellement pas », je jure que j’en avais l’intention la plus nette et la plus formelle, et au lieu de cela, les mots s’étouffèrent brusquement dans ma gorge, et je dis :
— Naturellement.
Je crus qu’elle allait se jeter sur moi. Un temps interminable s’écoula. Elle me regardait. Je ne pouvais plus parler. Je désirais désespérément me reprendre, m’expliquer… Ma langue était collée contre mon palais.
Elle se retourna, ouvrit la porte, sortit, et je l’entendis qui montait rapidement l’escalier.
Au bout d’un moment, j’attirai lentement le téléphone à moi, je fis le numéro du camp, je commandai la voiture, et je sortis. Mes jambes étaient molles et sans force. J’eus le temps de marcher quelques centaines de mètres avant d’être rejoint par l’auto.
J’étais dans mon bureau depuis quelques minutes à peine quand la sonnerie du téléphone retentit. Je décrochai.
— Herr Obersturmbannführer, dit une voix froide.
— Ja ?
— Pick, Créma II. Je rends compte, Herr Obersturmbannführer. Les juifs du convoi 26 se sont révoltés.
— Quoi ?
— Les juifs du convoi 26 se sont révoltés. Ils se sont jetés sur les Scharjuhrer qui surveillaient le déshabillage, ont pris leurs armes, et arraché les câbles électriques. Les gardes de l’extérieur ont ouvert le feu et les juifs ont riposté…
— Après ?
— Il est difficile de les réduire. Ils sont dans le vestiaire, et ils tirent sur l’escalier qui descend au vestiaire, dès qu’ils voient une paire de jambes.
— C’est bien, Pick, j’arrive.
Je raccrochai, sortis rapidement, et me jetai dans l’auto.
— Créma II.
Je me penchai :
— Plus vite, Dietz.
Dietz inclina la tête et l’auto bondit en avant. J’étais atterré : Jamais je n’avais eu de révolte jusque-là.
Les freins crièrent sur les graviers de la cour du Créma. Je sautai de l’auto. Pick était là, il se mit à ma gauche, et je marchai rapidement avec lui dans la direction du vestiaire.
— Combien de Scharführer ont-ils désarmés ?
— Cinq.
— Comment les Scharführer étaient-ils armés ?
— Mitraillettes.
— Les juifs ont tiré beaucoup ?
— Pas mal, mais il doit leur rester des munitions. J’ai réussi à faire fermer les portes du vestiaire.
Il ajouta :
— J’ai deux tués et quatre blessés. Je ne compte pas les cinq Scharführer, évidemment. Ceux-là…
Je le coupai :
— Quelles mesures proposez-vous ?
Il y eut un silence et Pick dit :
— Nous pourrions avoir les juifs par la faim.
Je dis sèchement :
— Il n’en est pas question. Nous ne pouvons pas immobiliser le Créma si longtemps. Il doit tourner.
Je promenai mon regard sur les forts cordons SS qui entouraient le vestiaire.
— Les chiens ?
— J’ai essayé… Mais les juifs ont arraché les câbles, le vestiaire est plongé dans l’obscurité, et les chiens ne veulent pas entrer.
Je réfléchis et je dis :
— Faites apporter un projecteur.
Pick cria un ordre. Deux SS partirent en courant. Je repris :
— Le Kommando d’attaque comprendra sept hommes. Deux hommes ouvriront rapidement la porte et la rabattront sur eux. Ceux-là ne courent aucun danger. Au centre, un homme tiendra le projecteur. À sa droite, deux tireurs d’élite cueilleront les juifs armés. À sa gauche, deux autres tireurs mitrailleront au jugé. Le but est de détruire les juifs armés et d’empêcher les autres de ramasser les armes. Il vous appartient de prévoir dès maintenant un second Kommando pour remplacer le premier.
Il y eut un silence et Pick dit de sa voix froide :
— L’homme qui tiendra le projecteur, je ne donne pas cher de sa peau.
Je repris :
— Choisissez vos hommes.
Les deux SS revinrent en courant avec le projecteur. Pick le brancha lui-même sur la prise extérieure et déroula le câble.
Je dis :
— Le câble doit être assez long. Si l’attaque réussit, il faut pouvoir pénétrer dans le vestiaire.
Pick inclina la tête. Deux hommes étaient déjà postés derrière la porte. Cinq autres étaient alignés sur la première marche de l’escalier. Celui du centre, un Scharführer, tenait le projecteur contre sa poitrine. Les cinq hommes étaient immobiles, le visage tendu.
Pick cria un ordre, ils descendirent l’escalier avec un ensemble parfait, et le câble électrique se déroula derrière eux comme un serpent. Ils s’arrêtèrent à 1,50m environ de la porte. Cinq autres SS prirent aussitôt leur place sur la première marche. Le silence tomba sur la cour.
Pick se pencha sur l’escalier, parla à voix basse au Scharführer qui tenait le projecteur, et leva la main.
Je dis :
— Un instant, Pick.
Il me regarda et laissa retomber sa main. Je me dirigeai vers l’escalier, les hommes du Kommando n°2 s’écartèrent, et je descendis les marches.
— Donnez-moi ça.
Le Scharführer me regarda, stupéfait. La sueur coulait sur son visage. Au bout d’une seconde, il se ressaisit, et dit :
— Jawohl, Herr Obersturmbannführer.
Il me donna le projecteur et je dis :
— Vous pouvez disposer.
Le Scharführer me regarda, claqua les talons, fit demi-tour, et commença à monter les marches.
J’attendis qu’il fût remonté et je regardai les hommes du Kommando l’un après l’autre.
— Quand je dirai « Ja », vous ouvrirez les portes, nous avancerons de deux pas, vous vous coucherez, et vous commencerez à tirer. Les tireurs d’élite prendront tout leur temps.
— Herr Obersturmbannführer ! dit une voix.
Je me retournai et levai la tête. Pick regardait d’en haut. Son visage était bouleversé.
— Herr Obersturmbannführer, mais c’est… impossible ! C’est…
Je le regardai fixement et il se tut. Je me retournai, je regardai droit devant moi et je dis :
— Ja !
Les deux battants de la porte se rabattirent en arrière. Je serrai le projecteur contre ma poitrine, je fis deux pas. Les hommes se jetèrent à terre, et les balles commencèrent à siffler autour de moi. De petits morceaux de béton tombèrent à mes pieds, et les mitraillettes de mes hommes entrèrent en action. Je promenai lentement mon projecteur de gauche à droite, et les tireurs d’élite à mes pieds tirèrent deux fois. Je ramenai le faisceau lentement vers la gauche, les balles sifflèrent rageusement, et je pensai : « C’est maintenant. » Je ramenai le faisceau à droite et j’entendis, sous le crépitement ininterrompu des mitraillettes, les deux détonations sourdes des tireurs d’élite.
Les balles cessèrent de siffler. Je criai : « Allons ! », on pénétra dans le vestiaire, et au bout de quelques pas, j’ordonnai de cesser le tir. Les juifs à demi dévêtus étaient tassés dans un angle du vestiaire. Ils étaient agglutinés en une masse énorme et confuse. Le projecteur illuminait leurs yeux hagards.
Pick surgit à mes côtés. Je me sentis très fatigué d’un seul coup. Je passai le projecteur à un mitrailleur et je me tournai vers Pick :
— Prenez le commandement.
— Zu Befehl, Herr Obersturmbannführer !
Il reprit :
— Faut-il reprendre le gazage ?
— Vous auriez du mal. Faites-les sortir un par un par la petite porte, conduisez-les à la salle de dissection, et fusillez-les. Un par un.
Je remontai lentement les marches qui menaient à la cour. Quand j’apparus, il se fit un silence de mort, et tous les SS se figèrent. Je leur fis signe de se mettre au repos. Ils se détendirent, mais ils restèrent silencieux, et leurs yeux ne me quittaient pas. Je compris qu’ils admiraient ce que j’avais fait. Je montai dans l’auto et claquai rageusement la portière. Pick avait raison : Je n’aurais jamais dû courir ce risque. Les quatre Crémas étaient terminés, mais leur bon fonctionnement, pendant un certain temps encore, dépendait de ma présence. J’avais trahi mon devoir.
Je regagnai mon bureau et j’essayai de travailler. Mon esprit était vide et je n’arrivai pas à concentrer mon attention. Je fumai cigarette sur cigarette. À 7 heures et demie, je me fis reconduire chez moi.
Elsie et Frau Muller faisaient manger les enfants. J’embrassai les enfants et je dis :
— Bonsoir, Elsie.
Il y eut une petite pause et elle dit d’une voix parfaitement naturelle :
— Bonsoir, Rudolf.
J’écoutai un moment en silence le bavardage des enfants, puis je me levai et je gagnai mon bureau.
Un peu plus tard, on frappa à ma porte et la voix d’Elsie dit :
— Dîner, Rudolf.
J’entendis ses pas décroître, je sortis et je gagnai la salle à manger. Je m’assis, et Elsie et Frau Muller m’imitèrent. Je me sentais très fatigué. Comme d’habitude, je remplis les verres et Elsie dit :
— Merci, Rudolf.
Frau Muller se mit à parler des enfants et Elsie discuta avec elle de leurs aptitudes. Au bout d’un moment, Elsie dit :
— N’est-ce pas, Rudolf ?
Je levai la tête. Je n’avais pas écouté et je dis au hasard :
— Ja, ja.
Je regardai Elsie. Il n’y avait rien à lire dans ses yeux. Elle détourna la tête d’un air naturel.
— Si vous permettez, Herr Kommandant, dit Frau Muller, Karl aussi est intelligent. Seulement, il s’intéresse beaucoup aux choses, et pas du tout aux gens.
Je fis « oui » de la tête et je cessai d’écouter.
Après le repas, je me levai, pris congé d’Elsie et de Frau Müller, et m’enfermai dans mon bureau. Mon livre sur l’élevage traînait sur mon bureau, je l’ouvris au hasard et me mis à lire. Au bout d’un moment, je replaçai le livre sur l’étagère, enlevai mes bottes, et me mis à me promener de long en large.
À dix heures, j’entendis Frau Muller dire bonsoir à Elsie et monter. Quelques minutes après, je reconnus le pas d’Elsie dans l’escalier, j’entendis le petit claquement sec du commutateur qu’elle refermait, et tout rentra dans le silence.
J’allumai une cigarette et j’ouvris la fenêtre toute grande. Il n’y avait pas de lune mais la nuit était claire. Je restai un moment accoudé à la fenêtre, puis je décidai d’aller parler à Elsie. J’écrasai ma cigarette, sortis dans le vestibule, et montai doucement l’escalier.
Je posai ma main sur la poignée de sa porte, la tournai, et donnai une petite poussée. La porte était verrouillée. Je frappai un coup un peu faible, puis quelques secondes après, deux coups plus nets. Il n’y eut pas de réponse. J’approchai mon visage du panneau, et je prêtai l’oreille. La chambre était aussi silencieuse que celle d’une morte.